mardi 5 juillet 2016

Sur la performance "Sur les quais"

Performance "Sur les quais", Didier Thibault.
Rendez-vous lieu d'art #5 : chemin du halage, Quimper, 18 juin 2016.

Quel chemin peut donc mener sous un pont ?
Qu'y a-t-il de si attirant/repoussant de l'autre côté de la rive ?

Quelle attention portons-nous encore à ces personnes qui semblent déambuler sans but aux abords des tracés touristiques et économiques de nos villes ? Sont-elles des migrantes, des exclues ?

Cette "autre population" (comme l'a si poliment nommée récemment un petit commerçant de centre ville lors d'une risible querelle entre voisins), rejetée par un système économico-politique qui organise la ruine du vivant et du fumeux lien social, c'est vous, c'est nous. Des personnes "thatchérisées", 'bushisées", "sarkozyées", "macronisées" et bientôt "lepenisées" qui n'ont jamais souhaité le cynique sort d'être éclairées à la lumière de réverbères numérotés, fichés. Ces personnes, c'est vous, c'est nous, qui malgré elles tendent un miroir peu flatteur à la majorité dite "silencieuse" qui subit à son tour l'impérative nécessité du "travailler plus pour travailler plus" dans le but décomplexé d'obéir au dogme soi-disant indépassable de cette absurdité macabre que nos élites politiciennes nomment "croissance".

S.O.S. Pasolini !

Comment regarder ce/ceux qui nous regarde/nt ? En sus de la référence à l'ouvrage du philosophe et historien d'art Georges Didi-Huberman (Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, 1992), il ne faut jamais oublier que Didier Thibault est cinéphile, et qu'ainsi l'exercice auquel je me livre ici ne saurait passer outre un va-et-vient permanent entre ce chemin du halage ouvert aux vents et embruns, et la fantasmatique salle obscure d'un cinéma d'art et essai.
Si nous sommes tous des numéros (The Prisonner, George Markstein & Patrick McGoohan, 1967) subissant la doctrine et l'autoritarisme d'un Ruban blanc (Michael Haneke, 2009), l'artiste nous rappelle que chacun de nous est libre de laisser libre cours à son imagination au contact du réel le plus banal, voire le plus brutal (La Vie est belle, Roberto Begnini, 1997), si proche des yeux mais parfois si loin du cœur.
Si le chemin du halage vit au rythme des promeneurs et sportifs occasionnels ou réguliers, il peut tout aussi bien être un espace d'arrêt, de pause, d'imaginaire et d'observation curieuse. Didier Thibault est notre ange Cassiel (Si loin, si proche !, Wim Wenders, 1993) venu nous rattraper dans notre chute non pas naïve (telle celle de l'enfant qui expérimente et apprend) mais stupide et cupide, telle celle de l'adulte qui veut conserver son illusoire toute puissance infantile.

Quel est le rôle de l'artiste ? Si je rapportais cette question à l'actualité locale d'un père Ubu "patron" (sic) d'une petite ville de province, ou à la financiarisation débridée d'un monde contrôlé par le népotique clan ultra libéral, je répondrais bien que c'est là que réside précisément la "rentabilité" d'une telle pensée, d'une telle approche désintéressée : nous éviter de tomber. Mais comme le petit patron et le grand mafieu insatiables de pouvoir ne le veulent pas, je me dis qu'il est déjà trop tard. L'Histoire et la Culture rendent nos sociétés et les citoyens (les "habitants", comme certains les préfèrent) paradoxalement amnésiques, et l'Art finit toujours par dégénérer aux yeux de ces séniles enfants. Mais comme je suis lucide, c'est-à-dire utopiste (et inversement), je n'oublie pas non plus qu'il y aura toujours des Didier Thibault pour nous relever après la chute. Jusqu'à la prochaine…

Mais revenons à notre chemin, halons l'art contemporain !

L'artiste Didier Thibault n'est pas dupe de ce qui se passe de chaque côté de la rive, mais plutôt que de pointer du doigt ceux que l'on ne veut voir (et réciproquement), il choisit de montrer ce que l'on pourrait de nouveau voir, et éduque ainsi notre regard à prendre le temps d'observer et à se créer sa propre poésie du/des sens. 

Dérive des continents… "Vous avez l'heure. Nous avons le temps." Est-ce encore pertinent d'opposer ainsi des rives si peu parallèles ?
Observer du quai l'autre rive, l'autre rêve. Rêver l'autre, dériver avec et pour l'autre, se perdre pour mieux s'imaginer, créer pour mieux s'emparer du sens et des choses. Ici, c'est ailleurs… Agnès, Claire, Erwann Fabienne, Julie, Nathalie, Véro "pirate", Pascal, les autres personnes qui vous voyaient partager cette intimité avec l'artiste à l'ombre d'un réverbère éteint, ne sauront jamais votre secret. Mais comme moi sans doute, elles se construiront leur propre espace/temps, renouvelant ainsi leur propre cheminement en un autre agencement.
Une lumière au loin, le reflet d'une branche qui frémit au départ d'un oiseau… la fureur d'un pont de béton sur lequel a été collée une affiche inaccessible au slogan sans équivoque : stoppez l'immigration massive ! Didier Thibault aime bien ces hasards décidés !

Nous arrivons donc sous le pont de Poulguinan, suivant notre joueur de flûte contemporain…
Chacun s'assoit où il veut sur le muret de grosses pierres de granit face à la modeste scène préparée par l'artiste : un synthétiseur, une pédale d'effets, une petite table de mixage et deux enceintes, l'ensemble posé à même le sol. Didier Thibault ne travestit plus les apparences derrière un masque ou un costume, comme c'était le cas au sein de notre collectif EDS. Il n'est cependant pas anodin que l'artiste ait choisi un vêtement de camouflage pour cette action artistique. Les temps sont durs pour les rebus de notre société de consommation, il vaut mieux passer inaperçu !

Là, déjà entre chien et loup, dans l'ombre fraîche du majestueux trait d'union au-dessus du début de l'embouchure de l'Odet, Didier Thibault envoie une boucle de sons électroniques qui libère cet espace de sa commune identité de lieu lugubre et sordide. L'étonnante attention des gens présents, la musique qui nous englobe, le toit éphémère d'où semblent émerger des nappes de sons vrombissant produits par les véhicules circulant au-dessus de nos têtes, l'artiste installe un climat propice à l'écoute. 

Il termine ainsi son parcours par la lecture d'un poème lu sur un fond musical préparé par ses soins. Il y est question de chemin, de marche, d'observateur…
Je ne puis m'empêcher de penser à la figure récurrente du témoin muet de Krzysztof Kieślowski dans son chef d'œuvre cinématographique Le Décalogue, réalisé peu avant la chute du Mur de Berlin et l'effondrement du "rideau de fer", même si je sais que Didier Thibault préférerait évoquer la figure archétypale du monstre mutant de The Host (Joon Ho Bong, 2006) surgissant des entrailles d'une société post-industrielle en déclin, ou celle de la frontière et de l'exode avec Le Pas suspendu de la cigogne de Theo Angelopoulos (1991). Cette précision donnée, on parle bien de la même chose… Je me souviens assez précisément de cette époque et de mon binôme artiste d'alors, mon pont culturel et politique entre ces deux mondes, l'un en train de s'effondrer, l'autre n'ayant soudain plus rien à détruire d'autre que lui-même. Un peu plus de vingt-cinq ans plus tard, nous y sommes !

Je ne puis non plus omettre de me référer à Einstürzende Neubauten, ce génial groupe berlinois qui commença la musique dite "industrielle" en récupérant des matériaux d'usines désaffectées pour créer de la non-musique sous un pont d'autoroute. Comme tout Art digne de ce nom, cette musique à la croisée de la performance artistique plasticienne était "le fruit d'une époque, d'un lieu géographique et d'un climat social" (Eric Duboys, Industrial Musics - vol.1, p.249, éd. Camion Blanc, 2009). Je me demande si certains jeunes aujourd'hui reprendraient l'un de nos slogans d'alors que nous entonnions en cœur sur un air de blues industriel : "nous sommes si jeunes, nous ne pouvons pas attendre" (Sprung Aus Den Wolken, 1985). Décidément, les petites touches minimales de Didier Thibault ouvrent grand nos écoutilles mémorielles !

Revenons au poème…

L'artiste énumère une série de nombres gravés sur les plaques métalliques fixées sur les vingt-cinq lampadaires qui menaient au pont.  Les nombres commencent par… la lettre "P" :

"P2136 - P2137… P2150 - P2151 (non utilisable) - P2152 - P2153 - P2154 (non utilisable)… P2160.
Ce soir, je me suis empressé de sortir pour passer sous la coque fragile.
Marcher avec moi doucement.
Ici, le paysage est motorisé, et demain ce sera au tour de quelqu'un d'autre d'observer le monde.
Mais d'où viens-tu ?
De Claustropolis ? Ou de l'idée de s'échapper d'ici ?
Mais je suis là, en-dessous du lien, sur le chemin de traverse, sous la lumière indirecte, lié à des lieux, liens des yeux, comme un observateur obsédé.
Ici, les lumières debout avalent l'image et décrivent des rives.
Passer les traversées et les turbulences, remonter à la surface de l'expérience.
Aller dans le décor et créer un espace de circulation entre la ville oubliée et la ville en déplacement.
Rester au mi lieux.
Rester au mi lieux.
Rester au mi lieux.
Ce matin, j'ai vu des gens errer sur de vastes étendues de béton.
Devenir eux-mêmes en changeant sans cesse."

Comme ces "gens", il nous faudrait probablement errer à nouveau, prendre des traverses (des "chemins du désir"  comme le disent si joliment Les Frères Ripoulain), et ré-envisager la route, sans but... 

Eric Le Vergé, 
responsable artistique, 
2 juillet 2016.

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